Place du privé en santé : des faits et des chiffres pour y voir plus clair
Les soins de santé dispensés dans le secteur privé sont en croissance au Québec, alors que plus de 800 médecins pratiquent désormais hors du réseau public. Faut-il s’en inquiéter? Le privé contribue-t-il à désengorger le réseau public ou, au contraire, prive-t-il ce réseau de précieuses ressources humaines et financières?
Cette question était au cœur du webinaire tenu par le Collège des médecins du Québec (CMQ) le 17 mars dernier. En compagnie de la journaliste et animatrice Marie-Claude Lavallée et de panélistes aux expertises diversifiées, l’enjeu fut analysé sous tous ses angles, notamment à la lumière de données fraîches, découlant d’un sondage tenu auprès des médecins et du grand public. Retour sur les temps forts de ce grand rendez-vous, auquel se sont inscrits plus de 3000 médecins.
Place du privé en santé : les 6 principes directeurs du CMQ
Pour le Dr Mauril Gaudreault, président du CMQ, le webinaire représentait une belle occasion de mieux expliquer les raisons ayant conduit le Conseil d’administration du Collège à adopter, à l’automne 2024, des principes directeurs sur la place du privé en santé. Face au développement rapide de l’offre de services de santé dans le secteur privé, les membres du CA, dont plusieurs sont des médecins actifs sur le terrain, avaient alors exprimé leurs préoccupations, et tous avaient conclu à l’urgence de tenir un débat de fond sur cet enjeu.
En tant qu’ordre professionnel veillant à la protection du public, le CMQ prône un système de santé et de services sociaux public et universel. Jugeant que la santé mentale et physique est un droit fondamental, et que tous les citoyens québécois ont droit, sans discrimination, à des soins de santé et à des services sociaux de qualité, gratuits, en temps opportun, le CA a choisi d’adopter les principes directeurs suivants.
Le Collège des médecins du Québec…
- Prône un système de santé et de services sociaux public et universel, accessible pour tous les citoyens, sans discrimination, et dans les délais appropriés à leur état de santé;
- Demande que l’expansion du secteur privé en santé soit suspendue, tant et aussi longtemps qu’un encadrement professionnel et juridique plus rigoureux ne sera pas mis en place;
- Demande que les soins privés existants soient rigoureusement régulés et encadrés par le gouvernement;
- Est d’avis que le financement des services offerts au privé doit demeurer totalement public et n’occasionner aucun déboursé supplémentaire de la part du citoyen;
- Juge que les entités tierces (personnes morales) auxquelles les médecins peuvent s’associer dans l’exercice de leur profession doivent être encadrées professionnellement et juridiquement;
- Rappelle l'importance du contrat social existant entre les médecins et la société, duquel découlent des responsabilités individuelles et collectives pour l'ensemble des membres de la profession, sans exception aucune.
Ce positionnement sur la place du privé en santé vise à préserver la gratuité et l’accessibilité du système public, et à offrir de meilleures conditions de pratique au personnel soignant. Il ne s’agit pas d’éliminer le privé, mais de l’encadrer pour notamment réduire l’écart des honoraires versés pour un même service; pour baliser les conditions et les modalités des soins et services offerts au privé; et pour réguler les changements de statut des médecins.
« Une tendance à la hausse »
Les chiffres le confirment : le recours au privé pour obtenir des soins gagne en popularité dans la province. C’est l’un des constats les plus marquants ressortis d’un sondage SOM, mené au début mars 2025, à la demande du CMQ. Ce coup de soude a notamment révélé qu’environ 1 personne sur 4 (26 %) au Québec avait consulté un médecin au privé au cours des 12 mois précédents. Un bond significatif de 12 % depuis 2022.
On y apprenait également que, durant la même période, plus de la moitié de la population qui avait connu un souci de santé (54 %) s’était abstenue de consulter un médecin alors qu’elle aurait souhaité le faire. Trois années auparavant, cette proportion se situait à 40 %. Selon Vincent Bouchard, vice-président marketing chez SOM, la difficulté d’obtenir un rendez-vous, ou encore la simple perception que ce serait trop difficile, faisait en sorte que les gens avaient renoncé à consulter.
Il faut dire que les problèmes d’accessibilité sont largement reconnus, tant par la population que par les médecins. Les deux groupes s’entendent d’ailleurs sur le fait qu’on doit favoriser une participation accrue des professionnels de la santé autres que les médecins pour améliorer l’accès aux services. Pour les médecins, l’assouplissement des règles en lien avec les plans régionaux d’effectifs médicaux (PREM) et les activités médicales particulières (AMP) fait aussi partie des mesures incontournables à mettre en place.
« La montagne est haute »
Présent sur le plateau du webinaire, le ministre de la Santé, Christian Dubé, s’est dit « peu surpris » par les résultats du sondage, qui concordent avec les constats que fait Santé Québec. L’amélioration de l’accès aux soins représente le nerf de la guerre, alors que la réforme du réseau de la santé se déploie en plein contexte de resserrement budgétaire. D’ailleurs, le ministre l’avoue d’emblée : « dans l’état actuel, le système de santé n’est pas soutenable », engloutissant quelque 60 milliards de dollars annuellement.
À celles et ceux qui soutiennent que Santé Québec ne livre pas les résultats attendus, le ministre répond qu’il faut laisser la chance au coureur, alors que la nouvelle société d’État ne compte que quelques mois d’existence : « Les gens ont raison d’être impatients, mais il ne faut pas lâcher, même au moment où c’est difficile. » Il évoque au passage différentes mesures à venir pour désengorger le réseau, notamment la mise en place de la plateforme « Votre Santé », qui facilitera la prise et l’annulation de rendez-vous médicaux, pour contrer le fléau des « no-show » qui privent la population de quelque 400 000 plages de consultations chaque année. Il annonce également l’entrée en vigueur prochaine d’un règlement qui permettra à une personne, après un certain délai d’attente au public, de se tourner vers le privé pour obtenir certaines interventions médicales.
L’heure est-elle venue de lancer une vaste consultation publique, ou même de tenir des états généraux sur la santé au Québec? Christian Dubé dit n’être « pas fermé à l’idée » et soutient que la population est prête à ce que l’on change les façons de faire.
Pour freiner l’exode de ressources vers le secteur privé, le ministre soutient qu’il faut rehausser les conditions d’exercice au public, afin de rendre ce secteur « plus attractif ». Bonne nouvelle : il annonce la mise en place imminente d’un système « beaucoup plus performant et souple » que celui des PREM, jugé trop contraignant par une majorité de médecins.
Avez-vous déjà songé à quitter le réseau public pour le privé?
- OUI : 45 %
- NON : 55 %
Avez-vous confiance en Santé Québec pour réussir sa mission?
- OUI : 24 %
- NON : 75 %
*Sondage éclair mené auprès des médecins participant au webinaire.
Vers un « système à deux vitesses »?
Le chercheur Olivier Jacques a fourni plusieurs exemples bien documentés permettant de défaire certains mythes entourant le privé en santé. À la lumière d’études réalisées dans divers pays, voici certains des constats rapportés par l’expert :
- Aucune étude n’a pu démontrer que l’existence d’un réseau privé de soins de santé réduisait la liste d’attente au public, surtout lorsque les médecins ont accès aux deux réseaux. Puisque la même main-d’œuvre se trouve répartie entre les deux systèmes, le nombre total d’heures de soins dispensés n’augmente pas.
- Le secteur privé a tendance à sélectionner des patients dont l’état de santé est meilleur ou exige peu de suivis (personnes peu malades ou qui ne souffrent pas de maladie chronique), laissant au réseau public le fardeau des cas plus complexes.
- La compétition entre les deux secteurs pour les mêmes ressources humaines tend à faire grimper le coût de la main-d’œuvre.
Le chercheur dénote également que, même si la privatisation des soins ou des hôpitaux peut entraîner une réduction de la facture à court terme, celle-ci ne dure pas. De plus, comme le réseau privé n’est pas accessible aux personnes vulnérables, la coexistence de deux systèmes accroît les inégalités sociales et fait chuter le niveau de satisfaction des usagers à l’égard du réseau public.
À l’échelle nationale, le Québec serait la province qui, avec la Saskatchewan, régule le moins la place du privé sur son territoire. On compte actuellement 848 médecins non participants au régime public québécois. Ce nombre, en croissance rapide, fait contraste avec le reste du pays, où l’on ne dénombre au total que 18 médecins non participants. En 2003, l’Ontario a d’ailleurs choisi d’interdire aux médecins la possibilité de se désaffilier du réseau public, tout en autorisant ceux qui l’étaient déjà à le demeurer. Quelque 20 années plus tard, cette province ne comptait plus que 14 médecins exerçant hors du réseau public.
Selon M. Jacques, notre système de santé se situe à la croisée des chemins. Plus le privé prendra de l’expansion, plus les compagnies d’assurance voudront proposer une couverture pour ces services. Les gens plus aisés financièrement se tourneront alors de plus en plus vers le privé, ce qui continuera de drainer les ressources du réseau public. Et puisqu’une proportion d’usagers ne voudra pas payer en double, c’est le réseau public qui écopera. Souhaitons-nous ce système à deux vitesses? Des choix de société s’imposent.
La « spirale » du privé
Puisque la protection du public, « c’est aussi l’accès aux services », l’avocat Marco Laverdière, directeur général et secrétaire de l’Ordre des optométristes du Québec, estime qu’il est tout à fait pertinent que les ordres professionnels prennent position sur cet enjeu. D’ailleurs, la volonté de consolider les services offerts au public et de protéger la pratique professionnelle dans ce secteur existe partout au pays, comme en atteste la Loi canadienne sur la santé.
Pour ce chercheur, associé à la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé, l’exode vers le privé auquel on assiste au Québec entraîne une « spirale négative ». Les médecins qui travaillent au public se retrouvent moins nombreux pour répondre aux contraintes et aux problèmes du réseau, ce qui en amène d’autres à songer à quitter le navire... d’où l’effet de spirale, qu’il juge préoccupant.
Il précise d’ailleurs que le gouvernement possède déjà des leviers, sur le plan légal, pour stopper la désaffiliation des médecins, mais qu’il a choisi d’autres véhicules, dont le projet de loi no 83. Alors que le taux de désaffiliation des médecins de famille se situe autour de 5 % et que celui des autres médecins spécialistes est d’environ 3 %, Me Laverdière estime que le moment est venu de tenir ces débats et de faire des choix pour protéger le réseau public.
Notamment, les allers-retours qu’effectuent certains médecins entre les deux systèmes, pouvant aller jusqu’à 9 fois par année, sont problématiques. Cette alternance entre les statuts entraîne des préoccupations déontologiques, dont le risque qu’un médecin dirige ses propres patients du réseau public vers le privé. Selon le chercheur, la première mesure à mettre en place est de « fermer l’écoutille » qui mène au privé, au moyen d’un encadrement juridique adéquat.
Quels que soient les points de vue exprimés, tous s’entendent sur le fait qu’il y a urgence de se questionner sur les impacts découlant de la coexistence des secteurs public et privé dans le domaine de la santé.
Pour sa part, le CMQ est convaincu qu’un meilleur encadrement du secteur privé se traduira par un nivellement par le haut, c’est-à-dire par un accès plus rapide à une médecine de qualité pour l'ensemble de la population.
Texte publié le 7 juillet 2025