Toxicomanie : le pouvoir d’agir des médecins
Les troubles liés à l’usage de substances psychoactives n’épargnent aucune génération ou classe sociale. Chaque année, ils causent des centaines de décès, notamment chez les jeunes adultes. Face à cette réalité, comment la communauté médicale peut-elle mieux prévenir, soigner et accompagner? Des pistes concrètes existent.
Médecin de famille, professeure et chercheuse depuis plus de 40 ans, la Dre Julie Bruneau a vu le portrait de la toxicomanie changer. « Dans les années 1990, c’était la cocaïne et l’héroïne. Maintenant, avec le fentanyl et les amphétamines, c’est un autre monde », résume-t-elle. L’arrivée du fentanyl, substance de 20 à 40 fois plus puissante que l’héroïne1, a contribué à faire grimper les décès par surdose de manière dramatique. S’y ajoutent dorénavant des dérivés encore plus toxiques, comme le carfentanil ou le para-fluorofentanyl. Résultat : au Canada, un décès sur quatre chez les 20 à 39 ans est aujourd’hui attribuable aux opioïdes2.
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C’est le nombre de décès liés à une intoxication suspecte aux opioïdes ou autres drogues au Québec en 2024.
(source : INSPQ)
7 150
C’est le nombre de décès apparemment liés à une intoxication aux opioïdes au Canada en 2024, soit 20 par jour, principalement en Colombie-Britannique, en Ontario et en Alberta.
(source : Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances)
De l’abstinence à la réduction des méfaits
Autrefois axée sur l’abstinence totale, la médecine des dépendances s’est adaptée. La montée des cas de VIH, dans les années 1980, a forcé un virage. « On ne pouvait plus attendre que les gens arrêtent de consommer avant de les traiter, il fallait stopper la transmission du virus », rappelle la Dre Bruneau. Depuis, l’approche de réduction des méfaits s’est imposée. Elle vise à limiter les conséquences négatives de l’usage de drogues, sans exiger l’arrêt complet comme condition préalable au traitement.
Cette philosophie a permis de mieux répondre aux besoins des patients – et de mieux les soigner. Les modèles de soins se sont assouplis, les lignes directrices ont évolué, et les mentalités ont commencé à changer. « La communauté médicale a démontré que la toxicomanie pouvait être considérée comme une maladie chronique, au même titre que le diabète ou l’hypertension », explique-t-elle.
À Montréal, le Service de médecine des toxicomanies du CHUM – que la Dre Bruneau a contribué à fonder – a développé une expertise unique dans les sevrages complexes et le traitement des dépendances. L’équipe suit des patients présentant de plus en plus de comorbidités, souvent en situation de polyconsommation ou aux prises avec des enjeux de santé mentale. Pour améliorer la prise en charge, le Service collabore étroitement avec celui de la psychiatrie des toxicomanies. De plus, un volet de santé autochtone a été développé, misant sur la télésanté et la sécurisation culturelle.
L’importance d’intervenir tôt… et sans préjugés
Malgré les avancées, les personnes ayant un trouble de consommation continuent de subir de la stigmatisation dans les milieux de soins. « Ces personnes sont d’abord identifiées en relation avec leur toxicomanie, même si elles viennent à l’hôpital pour traiter leur diabète », illustre la Dre Bruneau.
Trop souvent, les personnes utilisatrices de drogues sont dirigées d’emblée vers les services spécialisés, alors qu’une partie du suivi pourrait – et devrait – se faire en première ligne. « Si un médecin de famille est bien formé et à l’aise, il peut amorcer un traitement pour un patient qui a commencé à consommer des opioïdes, sans attendre qu’il perde pied. Cela fait alors partie des maladies chroniques qui peuvent être suivies en première ligne. » Pour la Dre Bruneau, l’une des clés du changement réside dans la formation.

« Si l’ensemble des équipes de première ligne maîtrisaient les bases du traitement en toxicomanie, cela ferait une immense différence. »
- Dre Julie Bruneau, médecin de famille et chercheuse
C’est dans cet esprit que le CHUM propose un soutien téléphonique 24-7 aux cliniciens. « Souvent, les médecins qui nous appellent savent quoi faire, mais doutent d’eux-mêmes. Je suis généralement impressionnée par leur prise en charge », souligne-t-elle.
Opioïdes et benzodiazépines : le CMQ en mode vigilance
Parallèlement aux efforts cliniques et à la formation, les instances de régulation jouent aussi un rôle essentiel. Bien que les opioïdes à l’origine des surdoses proviennent surtout du marché noir, le Collège des médecins du Québec (CMQ) déploie des mesures afin de s’assurer que les ordonnances d’opioïdes et de benzodiazépines rédigées par les cliniciens sont sécuritaires. « L’objectif est d’éviter que des substances prescrites conduisent à un mésusage ou à une dépendance », explique le Dr Yves Gervais, responsable de l’inspection professionnelle au CMQ.
Pour limiter ce risque, l’ordre professionnel a lancé, en 2024, un programme de surveillance inédit. À partir de données fournies par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), le CMQ effectue un filtrage selon différents facteurs de risque, validés auprès d’experts, et identifie ainsi des médecins dont le profil de prescription d’opioïdes ou de benzodiazépines est inhabituel ou à risque de comporter des lacunes. Une analyse plus approfondie est ensuite effectuée et, si des préoccupations persistent, une entrevue est organisée avec le médecin.

« À notre connaissance, rien de comparable n’existe dans la littérature médicale. Ce programme de surveillance est une première… Tout est à bâtir. »
- Dr Yves Gervais, responsable de l’inspection professionnelle, CMQ
Conçues dans un esprit constructif et préventif, les entrevues visent d’abord l’amélioration de la pratique et la sécurité. Elles servent à explorer quatre grands thèmes : évaluation de la douleur; gestion des ordonnances d’opioïdes; gestion des ordonnances de benzodiazépines; développement et maintien de compétences. « Nous discutons de l’approche globale, et non pas des ordonnances d’un patient en particulier. Nous abordons les facteurs de risque à considérer et procédons, avec le médecin, à une révision de son profil de prescription en vérifiant certaines données relatives aux ordonnances de substances contrôlées », explique-t-il.
Parmi les recommandations générales, les inspecteurs du CMQ suggèrent aux médecins de discuter de la naloxone avec les patients concernés, d’encourager ces derniers à s’en procurer et de s’assurer qu’ils savent comment l’utiliser. Cette suggestion s’applique notamment lorsque le patient est considéré comme étant à risque de surdose ou lorsqu’une personne de son entourage est susceptible de consommer la médication, accidentellement ou volontairement. Des outils validés comme le Opioid Risk Tool aident d’ailleurs à déterminer le risque de mésusage chez une personne.
Enfin, on encourage les médecins à considérer des alternatives aux opioïdes pour soulager les douleurs chroniques non cancéreuses. L’atelier Discutons douleur, parlons dépendance, offert par le CMQ, renferme plusieurs pistes à cet effet. Dans le cas des benzodiazépines, il est parfois recommandé d’envisager la déprescription graduelle et sécuritaire.
Traitement du trouble lié aux opioïdes et prévention des surdoses
Face à la crise de consommation d’opioïdes, il n’existe pas de solution unique, mais plutôt une variété de mesures d’intervention : encadrement légal, sensibilisation, traitement et réduction des méfaits. Le traitement par agonistes opioïdes (TAO), au moyen de la buprénorphine-naloxone, demeure la pierre angulaire de la prise en charge du trouble lié à l’utilisation d’opioïdes (TUO). En cas d’échec ou d’intolérance à ces substances, la méthadone ou la morphine à libération lente uniquotidienne peuvent être envisagées.
Pour contrer le risque de surdose, un phénomène – rappelons-le – surtout lié aux drogues de rue, l’approvisionnement plus sécuritaire s’ajoute désormais à l’éventail de soins possibles. Cette approche consiste à fournir à des personnes à haut risque de surdose des médicaments prescrits comme solution de rechange plus sécuritaire aux drogues illégales toxiques, en complément d’un traitement conventionnel.
De concert avec l’Ordre des pharmaciens du Québec et l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, le CMQ a publié, à l’automne 2023, un avis conjoint rappelant les grands principes à respecter lors de l’approvisionnement plus sécuritaire. Les mots d’ordre demeurent : accompagnement, prudence et encadrement. Il est d’ailleurs fortement recommandé que les médecins qui y participent soient des membres actifs de la communauté de pratique en dépendance. « Cela fait partie des éléments que nous validons avec les médecins rencontrés dans le cadre du programme de surveillance », ajoute le Dr Gervais.
Visant d’abord à sauver des vies, l’approvisionnement plus sécuritaire soulève encore des questions. « Pour que ce soit viable à long terme comme approche médicale, quel que soit le gouvernement en place, il faut générer des données probantes et s’assurer que les bénéfices surpassent les inconvénients. Il faut se demander : pour qui, quand et comment? », soutient la Dre Bruneau.
Pour mieux soigner, les médecins doivent être bien outillés. De plus en plus, les facultés de médecine intègrent des notions liées à la toxicomanie dans leurs cursus, notamment en formation postdoctorale.
Quelques initiatives notables
- Université de Montréal : le diplôme d’études spécialisées (DES) en médecine des toxicomanies forme les résidents au dépistage, aux sevrages, aux traitements de substitution pour les opioïdes et à la prise en charge des comorbidités;
- CHUM : le Service des toxicomanies accueille jusqu’à 4 résidents à la fois pour une année de stages, en milieu hospitalier et communautaire;
- Collège des médecins de famille du Canada : le CMFC offre un certificat de compétences additionnelles en médecine des toxicomanies;
- Universités québécoises : plusieurs d’entre elles proposent un certificat d’intervention en dépendances, accessible à un public professionnel élargi.
Sur le radar
Peut-on aujourd’hui rêver d’un monde sans fentanyl? C’est peu probable, croit la Dre Bruneau. « S’il disparaît, une substance encore plus nocive risque de prendre sa place. » Elle observe aussi d’un œil attentif la montée de la consommation d’amphétamines. « Elles causent un peu moins de décès, mais génèrent des psychoses toxiques et des manifestations d’agressivité phénoménales. » Or, les options thérapeutiques pour cette classe de drogues demeurent très limitées.
Plus largement, la médecin déplore le peu d’investissements en recherche dans le domaine des dépendances. « La méthadone date des années 1930, la buprénorphine des années 1960. Est-ce qu’on accepterait cela pour les maladies cardiaques? » Elle dénonce aussi le désintérêt de l’industrie pharmaceutique à développer de nouveaux traitements. Pourtant, la toxicomanie est une maladie chronique aux coûts humains et sociaux considérables, sans compter les milliards de dollars qu’elle représente chaque année en soins de santé3.
Une note d’espoir
Malgré tout, la Dre Bruneau garde espoir. Le fait que sa patientèle compte davantage de personnes vieillissantes est pour elle un bon signe. « Cela veut dire que les patients vivent plus longtemps, qu’ils sont mieux suivis. »
Et elle croit profondément au potentiel de la première ligne pour changer les choses. « Lorsqu’on traite l’ensemble des problèmes de santé d’une personne, il arrive que la consommation diminue d’elle-même », souligne-t-elle.
Car au fond, c’est d’abord une question de regard. Voir la personne avant la dépendance. Voir la souffrance, mais aussi la résilience derrière la maladie. Et intervenir plus tôt, avec les bons outils.
Des références pour les cliniciens
- Ligne du CHUM pour les questions des médecins et IPS sur la toxicomanie
- Information sur les opioïdes sur le site du CMQ
- Atelier « Discutons douleur, parlons dépendance »
- Collège des médecins du Québec, Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, Ordre des pharmaciens du Québec, Le traitement du trouble lié à l’utilisation d’opioïdes, lignes directrices, mises à jour en 2022
- Journal de l’Association médicale canadienne, Prise en charge du trouble lié à l’usage d’opioïdes : mise à jour 2024 du guide de pratique clinique nationale
- Perspectives des ordres professionnels des médecins, infirmières et pharmaciens sur l’approvisionnement plus sécuritaire, avis conjoint, 2023
- Prescription d’opioïdes : un rappel des bonnes pratiques, avis conjoint, 2023
- Gouvernement du Québec. Parce que chaque vie compte - Stratégie nationale de prévention des surdoses de substances psychoactives 2022-2025
Sources
1 Gouvernement du Canada, « Fentanyl », page consultée le 30 septembre 2025.
2 Tara Gomes et al. « Opioid-related deaths between 2019 and 2021accross 9 Canadian provinces and territories”, Canadian Medical Association Journal, 15 avril 2024.
3 Coûts et méfaits de l’usage de substances au Canada, « Soins de santé », page consultée le 30 septembre 2025.